Il y a des mimiques aussi ; les miennes. Ces visages ce sont les miens. Ces photographies mettent en scène mon enfance. C’est de cet enfant dont je veux parler. À peu de choses près, le jeu est un autre, je ne suis plus un gamin mais je ne l’ai jamais été. Mon enfance ne m’appartient pas, elle m’échappe toujours ou plutôt j’ai tenté de la fuir.
Je ne peux rendre hommage à quiconque si je ne me souviens pas ne serait-ce qu’une seconde de cet enfant. Ce n’est pas vraiment un autoportrait ni même un portrait. Il n’y a pas de contours, il n’y a pas de couleurs, seuls me viennent en tête ces mots compulsifs, ces couloirs.
Des couloirs, j’en parcourais tous les jours. L’enfance gambade et se fige prisonnière au fil des prisons qui l’entourent. Mes barreaux, mes cachots, mes cages dorées sont autant d’entraves qui scellaient mon esprit et finalement mes lèvres. Les autres étaient peut-être trop sourds ou moi trop silencieux. On m’avait dit de me taire une fois et je me suis tu. Tout était un flot de trop et de pas assez.
Gamin, je ne parlais pas alors imaginez bien que je ne pouvais encore moins parler avec les autres. Avec, quelle drôle d’idée ! À force de silences, j’en venais à n’aimer que des histoires. Il m’était facile de croire que j’étais plongé entre des lignes, des virgules et des points. Les pages c’est plus facile à tourner qu’un silence. Et il fallait toujours faire des puzzles. Qui est qui, qui fait quoi, les noms, bref, j’étais un enfant fainéant.
Fainéant, voilà le mot qui en arrangeait bien quelques-uns. Sans trop se fatiguer eux-mêmes, ils pensaient que je ne m’intéressais à rien. Quand je me suis trop intéressé à tout, j’étais devenu incontrôlable. J’oscillais perpétuellement entre deux contraires. Aucune mesure n’était possible pour moi. Un nouvel adjectif est alors tombé sur mes épaules.
Bête, fainéant, hyperactif, surdoué, débile et finalement autiste. Cette nouvelle prison seyait parfaitement au petit contraire étrange que j’incarnais. D’abord, j’ai quitté d’autres enfants que je n’aimais pas. Puis, de nouveaux couloirs se sont dressés devant moi. Il y avait de nouveau plein de garçons, plein de filles. Comme moi, ils ne disaient rien ou en disaient trop. La vie, la mort, quand vas-tu mourir, les dinosaures, les histoires, les amis imaginaires, quand mange-t-on, je n’aime pas les récréations, je m’ennuie, quand est-ce que c’est fini, des points, des interrogations, des suspensions et des silences, toujours, pour toutes, pour tous. Les autres ne m’intéressaient pas. Comme ils ne disaient plus rien, je pensais qu’ils prenaient mon exemple. Ou alors un grand papier carbone m’avait dupliqué.
Fixes, les heures, les sorties, les repas, les idées. C’était une asphixie lourde et invisible à la fois. Des calculs, des dictées, des dates, des dessins… Ah oui, les dessins. Je détestais devoir prendre en main des crayons. Je faisais de quelques couleurs des tâches et je mettais la feuille de côté. Je préférais les stylos. Ils étaient magiques. Ils remplaçaient tantôt mes pensées, bientôt mes lèvres. J’écrivais, j’écrivais, j’écrivais et quelques grandes dames venaient scruter mes mots. Oh, rien de terrible, pour elles ces mots étaient bien proches des maux dont on me qualifait. Des mots bizarres pour un gamin autiste.
Tous ces suffixes m’agaçaient, les istes, les ismes et les ogues. Alors j’ai parlé. Rien de terrible, là non plus. Mais je ne me suis plus arrêté. Le petit bavard de la bande des gamins débiles, c’était moi. Les gros yeux me fixaient tour à tour. Et je voyais enfin que je pouvais écrire avec des sons. Je parlais, de travers, il faut bien le reconnaître, mais je ne voulais plus me taire.
À nouveau, les ogues bien moins ogres qu’avant jugeaient que je devais changer d’école. Loin, les autistes et les silences. Ils s’étaient peut-être trompés. Je ne pouvais peut-être pas simplement m’entendre avec les autres. Alors, je me suis retrouvé à nouveau au milieu d’autres couloirs, d’autres filles, d’autres garçons. Maintenant que je parlais, je tentais de m’adresser à eux. Les couloirs, aussi, au début. Ce n’était alors plus qu’un amusement pour ne pas être moins fou qu’hier. La folie, c’était un jeu, mais ce n’était plus un autre. Les billes, les chats perchés, les casquettes volées et moi, dans cette énergie d’enfant, vivant une histoire ailleurs que sur une page.
La mesure, enfin, je l’avais atteinte : écrire et parler. Je ne faisais pas l’un plus que l’autre. Bien sûr, je n’étais pas tout à fait l’élève modèle qui sait se tenir sur sa chaise. Néanmoins, le goût d’insupportable qui me hantait auparavant s’était dissipé.
Aujourd’hui, en voyant ce gamin métamorphe, différent d’une photo à l’autre, je pense à nouveau aux histoires de mon enfance, celles que j’ai vécues et celles que j’écrivais. C’est quand elles se sont rejointes que j’ai abandonné cette figure frêle.
Il me fallait me souvenir de ces années muettes. Désormais, je n’ai plus peur du mot avec. Et je garde de l’asphixie de mon enfance quatre lettres pour ne jamais oublier que je suis né du silence.
Autoportrait, par Goya
Commentaires
2 réponses à “[Prix Krustytzer] Un visage familier”
Magnifique. La lecture est un bonheur, les mots sont ciselés, le style est redoutablement efficace. En dire plus serait superflu.
[…] Francisco de Goya : Un visage familier […]